Nous avions hier une discussion avec mon associé Bruno que l’on peut résumer en ces quelques phrases (c’était en chat, bien entendu, afin de conserver une distance de non-contagion réglementaire entre nous en cette période de pandémie – je vous fais bien entendu grâce des onomatopées, gros mots, et autres tournures fleuries que nous utilisons entre nous) :

Bruno : on reconnait la supériorité d'une civilisation à la manière dont elle traite au mieux ses anciens et les plus faibles...

Moi : non, c'est là qu'on reconnaît sa quantité d'énergie disponible.

Bruno : pffff... pas compris.

Moi : beaucoup d'énergie = beaucoup de PIB donc des sous pour consacrer aux vieux et aux malades.

Bruno : y'a eu plein de civilisations où les anciens étaient bien traités et respectés sans énergie. Même s'ils duraient pas forcément longtemps.

… et c’était parti pour quelques minutes de réflexion intense sur le monde, l’énergie, la civilisation. Si je prends la peine d’aborder ces sujets, c’est qu’il en ressort quelques éléments de réflexion pas complètement inutiles pour comprendre le monde qui nous entoure.

Nous avons déjà abordé tout cela en partie par ici mais d’une manière assez globale, et il y a tout plein de sujets à développer plus avant et qui méritent de plus amples explications. En voilà donc un.

Energie

L’énergie est un support primordial de notre civilisation actuelle, sans qu’elle ne soit disponible en abondance pas d’électricité, pas de voitures, pas d’avions, pas d’internet, pas de smartphones, pas de zones pavillonnaires, pas d’emplois tertiaires, j’en passe et des meilleures. Rappelons que dans notre système elle nous permet des transformations physiques très supérieures à celles que l’on pourrait générer avec nos petits bras (d’un facteur autour de 200), ce qui nous permet de ne pas tous être aux champs en train de faire pousser notre nourriture mais de faire des études, d’avoir des emplois de bureau, etc.

Et comme elle est d’origine fossile à plus de 80%, cela génère pas mal de CO2 qui finit dans sa décharge naturelle : l’atmosphère, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes de changement climatique (à l’heure où j’écris ces lignes, on est au début du printemps, et la France présente un niveau d’humidité des sols légèrement inférieur à la moyenne habituelle, ce qui n’est pas de très bon augure pour les mois à venir et ne me permet pas de tondre ma pelouse sans générer un nuage de poussière digne des grandes heures de l’Afrika Korps mais je dérive et revenons à notre sujet – quoique guerre dans le désert et énergie fossile ne sont pas sans lien mais c’est vraiment un autre sujet).

Bref, si nous avons beaucoup d’énergie à notre disposition nous avons la possibilité d’extraire tout un tas de monde de la production de nourriture puisque celle-ci voit sa productivité augmenter fortement grâce aux tracteurs, moissonneuses-batteuses et autres engrais azotés. Plus besoin de bras, les machines ont remplacé la main d’œuvre. Ces personnes extraites vont pouvoir faire des études, de la recherche, des développements technologiques, de la médecine… Le tableau ci-dessous nous montre qu’en France on est passé de 57% de la population totale vivant de l’agriculture en 1846 (que l’on peut situer comme pas loin du début de la révolution industrielle qui a généralisé l’usage de l’énergie fossile) à 15% en 1968.

Evolution de la population agricole de 1700 à 1968
Extrait d’un article de Jean MOLINIER – Les collections de l’INSEE – n°46-47

Un rejeton intéressant (cela étant entendu au sens intellectuel du terme, j’émets personnellement quelques réserves sur le bien-fondé de ce type de structures) de cette pléthore d’énergie est le système des start-ups : on a suffisamment de moyens pour investir dans des sociétés à perte pendant des années des sommes considérables avec l’espoir que le développement d’un produit à fort contenu technologique permettra de rentabiliser cet investissement. Essayez d’expliquer le principe de tout cela à un paysan du XVIIIème siècle, je prédis une franche partie de rigolade…

Digressons un peu (le mammouth ?)

Le lecteur taquin me dira « oui mais vous nous parlez d’argent dans les start-ups et le sujet est l’énergie c’est pas pareil ». Petite digression explicative à ce stade de l’exposé : tout notre fonctionnement économique, je dis bien tout, est basé sur la production de biens matériels.

En se penchant sérieusement sur le sujet, on finit par se rendre compte que tous les métiers on un support physique. Une banque : elle prête de l’argent aux industries pour que celles-ci achètent des machines pour fabriquer des objets à vendre. Un bureau d’études : il fait des études pour que l’on fabrique des objets avec, ou des bâtiments ou n’importe quoi d’autre. Un vendeur de vêtements : il vend des biens qui ont été fabriqués. Et pareil pour toutes les fonctions support (médecins, concierges, coachs en développement personnel, courtiers) : elles n’existent que parce qu’il y a des machines qui fabriquent des objets qui se vendent et génèrent un flux d’argent qui est suffisant pour sortir des gens de la production et accompagner ceux qui sont dedans.

Qui dit support physique, dit modification de l’environnement. On prend des matières premières, on les transforme, on les transporte, on les stocke, on les vend. Au sens des lois de la physique, cela s’appelle transformer un système, et donc par définition utiliser de l’énergie. Ce flux d’énergie est accompagné en sens inverse d’un flux économique : de l’argent qui s’échange entre les différents acteurs à chaque étape (intéressant, la notion de sens inverse, pas certain que cela soit pertinent mais c’est un truc qui mériterait réflexion le jour où on aura le temps de se pencher dessus – s’il y a un volontaire parmi les lecteurs, je suis preneur).

Voici un petit graphique qui nous présente l’énergie consommée par personne dans le monde depuis 1960 (échelle de droite) et le PIB par personne (échelle de gauche) sur la même période (données BP stat. review 2019). J’ai retouché un peu les échelles pour que les courbes soient proches, néanmoins on retrouve assez facilement une corrélation entre les deux. La causalité, je viens de l’expliquer plus haut.

Moralité : si je veux comptabiliser notre système économique, je peux le faire en Euros ou en kWh puisque l’un entraîne l’autre (ou en British Thermal Units si je suis joueur ou Anglais mais je ne recommande pas cette approche). Je ne parle pas ici d’un quelconque lien de proportionnalité ou de notions de coût de l’énergie : ce sujet mériterait certainement une étude complète à lui tout seul, mais ce que je veux mettre en évidence c’est que derrière chaque unité monétaire se cache une unité énergétique, sans rentrer dans le détail du combien (qui s’approche assez facilement de manière globale mais beaucoup moins de manière détaillée).

Pour conclure cette digression : pour générer des flux économiques on utilise de l’énergie, et si nous avons un excédent économique qui nous rend incroyablement riches c’est parce que nous utilisons une incroyable quantité d’énergie. Fossile pour la plus grande part.

Et alors ?

Et alors, le fait d’avoir des excédents par apport à nos besoins de base va nous permettre de faire tout un tas de choses formidables, de la même manière que l’abondance d’alimentation nous permet de ne pas tous être aux champs en permanence. Entre autres, nous avons développé une technologie et un système médicaux qui sont sans équivalent dans l’histoire de l’humanité et nous permettent d’avoir une espérance de vie très longue qui tourne autour de 80 ans en moyenne dans notre beau pays.

Cette espérance de vie a un coût, économique et énergétique. Et c’est bien là que je voulais en venir au départ : on ne peut matériellement prendre soin de ses anciens et leur garantir une vie longue que si l’on en a les moyens énergétiques car cela requiert entre autres pas mal de matériel adapté (soins, réanimations, hôpitaux, maisons de retraite) et de personnel formé.

Payer ce coût n’est pas compliqué quand on a une grande quantité d’énergie disponible : on va attribuer une partie des moyens à ce sujet, que l’on augmentera régulièrement en même temps que tous les autres par la magie de la croissance. Comme nous avons beaucoup d’énergie et beaucoup de sous, nous pouvons sans problème fonctionner de cette manière. Et se donner l’illusion de traiter nos anciens du mieux que l’on peut, puisque l’on prolonge leur vie très longtemps. Ce faisant, on suppose que leur besoin essentiel est de vivre le plus longtemps possible, je ne suis pas persuadé qu’à quatre-vingts ans ce soit la vision que l’on aie.

Et si l’on se retrouve dans un système qui nous contraint en énergie (qui se traduira un jour ou l’autre par une contrainte économique – le lecteur assidu qui m’aura suivi jusqu’ici sans se mettre à ronfler le nez sur son clavier l’aura déjà compris), le temps sera venu de faire un tri entre les allocations de moyens.

Peut-être que c’est à ce moment-là que l’on verra le degré d’évolution réel de notre société, par les choix qu’elle fera, et non comme aujourd’hui par sa croissance économique et sa technologie avancée. Et que nous saurons si nous avons poussé notre science sans conscience suffisamment loin pour ruiner nos âmes.

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